
Déclaration au Conseil de Sécurité de la représentante spéciale et Cheffe de la Mission par intérim, Représentante spéciale adjointe du Secrétaire général sur la Libye.
Monsieur le Président (Ambassadeur Abdou Abarry du Niger), Excellences,
Permettez-moi de féliciter le Niger d’avoir assumé la présidence du Conseil de sécurité au cours du mois de septembre et de me donner l’occasion de faire un exposé devant ce Conseil aujourd’hui.
Cela devient un cliché regrettable de se présenter devant vous et de vous avertir que la Libye se trouve à un moment critique, mais je suis pourtant contraint de prononcer à nouveau ces mêmes mots aujourd’hui. La Libye se trouve en effet à un tournant décisif. Votre soutien, non seulement en paroles mais surtout en actes, aidera à déterminer si le pays descend vers de nouvelles profondeurs de fragmentation et de chaos, ou s’il progresse vers un avenir plus prospère.
Monsieur le Président, Excellences,
Sur le terrain, une impasse précaire se poursuit autour de Syrte, mettant en danger la vie des 130 000 habitants vulnérables de la ville ainsi que l’infrastructure pétrolière vitale du pays qui constitue sa ligne de vie économique. Alors que les lignes de front sont restées relativement calmes depuis juin, les forces armées arabes libyennes (LAAF) et les forces sous le contrôle du gouvernement d’accord national (GNA) continuent de bénéficier de l’aide regrettable de sponsors étrangers pour stocker des armes et des équipements de pointe.
Depuis le dernier briefing du Secrétaire général, le 8 juillet, quelque 70 vols de ravitaillement ont atterri dans des aéroports de l’Est pour soutenir les LAAF, tandis que 30 vols de ravitaillement ont été envoyés dans des aéroports de l’Ouest de la Libye pour soutenir le GNA. De même, environ neuf navires de fret ont accosté dans des ports de l’ouest pour soutenir l’Autorité nationale libyenne, tandis que trois navires de fret seraient arrivés pour soutenir les Forces armées libyennes. Les sponsors étrangers renforcent leurs actifs dans les principales bases aériennes libyennes à l’est et à l’ouest. L’activité décrite ci-dessus constitue une violation alarmante de la souveraineté de la Libye, une violation flagrante de l’embargo sur les armes des Nations unies, sans parler des engagements pris par les participants à la conférence de Berlin. La Mission continue de recevoir des rapports faisant état de la présence à grande échelle de mercenaires et d’agents étrangers, ce qui complique encore la dynamique locale et les chances d’un règlement futur.
Bien que le taux d’accidents ait diminué en raison des pièges, notamment les EEI, les mines terrestres et les restes explosifs de guerre, la contamination par les risques d’explosion reste un risque important pour de nombreuses communautés, en particulier dans le sud de Tripoli. Au 24 août, 61 personnes ont été tuées et 113 blessées, dont 107 civils. Les Nations unies continuent d’aider les autorités à élaborer et à mettre en œuvre des stratégies visant à garantir le retour volontaire des personnes dans leurs foyers en toute sécurité et dans la dignité.
Les informations faisant état d’offensives imminentes et la dépendance à l’égard des réseaux de médias sociaux pour diffuser ces rumeurs exacerbent le risque d’erreur de calcul. Signe d’une volatilité accrue, les tensions localisées entre groupes armés, plus récemment dans les villes d’al-Asabaa, de Syrte et les localités voisines, sont en hausse, les allégations d’arrestations et de détentions illégales, d’abus de pouvoir et de ciblage de civils étant largement partagées avec la mission. Ces développements rendent encore plus urgente la nécessité d’un véritable programme de DDR. Le 26 août dans la nuit, les forces du général Haftar ont lancé des roquettes Grad vers des zones où les forces de la GNA opéraient près de Syrte et la nuit dernière, des rapports similaires ont fait état de roquettes lancées par des forces affiliées au général Haftar. Les roquettes n’ont pas causé de dommages ni de blessures mais constituent une violation du cessez-le-feu auquel le porte-parole du général Haftar a déclaré avoir souscrit en juin.
Les enjeux étant si élevés, toute action aussi téméraire risque de déclencher une confrontation à grande échelle, avec les conséquences dévastatrices que cela entraînerait pour le pays et la région dans son ensemble. Il est impératif que vous utilisiez votre influence pour faire comprendre à toutes les parties que le moment est venu de faire preuve de retenue.
Monsieur le Président, Excellences,
L’instabilité est encore aggravée par la dégradation des conditions socio-économiques, qui alimente l’agitation populaire et menace le calme fragile nécessaire pour faire avancer nos discussions sécuritaires et politiques.
La levée partielle du blocus pétrolier annoncée par les LAAF le 18 août a eu un impact minimal sur la grave crise énergétique à laquelle le pays est confronté, car elle ne s’appliquait qu’au retrait des condensats des stocks de l’Est. Si cela a permis à la National Oil Corporation de continuer à fournir du gaz naturel aux centrales électriques de l’Est, le blocus reste par ailleurs en place de manière déraisonnable, y compris la fermeture forcée de toutes les raffineries nationales. L’augmentation du prix international du carburant s’accompagne d’une pénurie de carburant domestique qui a des répercussions négatives sur de nombreux secteurs de l’économie, dont l’électricité. Dans la capitale du pays, les habitants sont trop souvent privés d’électricité jusqu’à vingt heures par jour. Nous devons faire de la levée complète du blocus pétrolier, en place depuis janvier, une priorité absolue.
La paupérisation du peuple libyen est encore aggravée par l’effet débilitant de la pandémie de COVID-19, qui semble échapper à tout contrôle. Le nombre de cas confirmés a plus que doublé au cours des deux dernières semaines, avec 15 156 cas et 250 décès enregistrés au 1er septembre. L’augmentation exponentielle est une tendance inquiétante, la transmission communautaire étant désormais signalée dans certaines des principales villes de Libye, dont Tripoli et Sebha. Nous examinons toutefois le problème par le trou de la serrure, car les pénuries persistantes de capacités de dépistage, d’installations de soins de santé adéquates et de recherche des contacts signifient que l’ampleur réelle de la pandémie en Libye sera probablement beaucoup plus importante. La gestion de la pandémie est limitée par la fragmentation des institutions du secteur de la santé, l’extrême pénurie de fournitures et de travailleurs médicaux ainsi que par un manque de financement. Proche de l’effondrement total après plus de neuf ans de conflit, le système de santé est incapable de répondre au poids supplémentaire des patients COVID-19 tout en maintenant des services de santé normaux, y compris les programmes de vaccination des enfants. Les Nations unies et nos partenaires sont en première ligne pour soutenir les autorités nationales, en fournissant des fournitures sanitaires et des équipements de protection individuelle. Nous travaillons également en étroite collaboration avec les autorités afin de renforcer les capacités des agents de santé, de déstigmatiser le virus et de sensibiliser la population pour qu’elle prenne les précautions nécessaires pour se protéger. Il est essentiel que les autorités libyennes coopèrent de manière transparente dans notre lutte commune pour contrôler ce terrible fléau.
Monsieur le Président, Excellences,
L’accès humanitaire, aggravé par les mesures de restriction COVID-19, reste un défi persistant dans tout le pays. Malgré ces difficultés, les organisations humanitaires ont apporté leur aide à plus de 243 000 personnes depuis le début de l’année. Cette aide comprend le soutien à 66 000 personnes déplacées à l’intérieur du pays, à 119 000 Libyens vulnérables et touchés par le conflit, ainsi qu’à des rapatriés récents et à 58 000 migrants et réfugiés.
L’impact socio-économique de COVID-19, ainsi que la crise prolongée et la détérioration des services publics, ont continué à mettre à rude épreuve les capacités d’adaptation des personnes les plus vulnérables, en particulier le million de personnes qui, selon les estimations, auront besoin d’une aide humanitaire en 2020.
Je reste préoccupé par le fait que les migrants, les réfugiés et les demandeurs d’asile continuent à tenter de traverser la Méditerranée, au péril de leur vie. Je suis profondément attristé par la mort récente de 45 migrants et réfugiés lors d’un incident singulier survenu le 18 août, lorsque leur bateau a coulé au large des côtes libyennes alors qu’il tentait de traverser vers l’Europe. Plus de 7 000 migrants et réfugiés ont tenté cette traversée cette année ; plus de 300 d’entre eux ont trouvé la mort. Les rapports faisant état de retards dans les opérations de sauvetage et de débarquement soulignent la nécessité de revoir l’approche des pays européens face à cette situation et de mettre en place un mécanisme de débarquement plus humain et plus prévisible, conformément aux responsabilités qui incombent aux États membres en vertu du droit international des droits de l’homme et des obligations en matière de recherche et de sauvetage. La Libye ne peut être considérée comme un port sûr pour le débarquement. De nombreux migrants et réfugiés qui ont été interceptés en mer ont été renvoyés en Libye et placés en détention. Au 21 août, près de 2 400 migrants et réfugiés se trouvaient dans des centres de détention officiels en Libye, où ils sont régulièrement soumis à de graves violations des droits de l’homme. Beaucoup d’autres se trouvent dans des sites non officiels auxquels les Nations unies n’ont pas accès. Je continue de demander instamment aux autorités de prendre des mesures plus énergiques contre les passeurs et les trafiquants et de trouver des alternatives à la détention en Libye.
L’UNSMIL se félicite de la nomination par le Haut Commissaire aux droits de l’homme des trois membres de la mission d’enquête indépendante sur la Libye. Nous nous réjouissons de coopérer avec eux et de les aider à remplir leur mission qui consiste à documenter les violations du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire depuis 2016, à lutter contre l’impunité pour ces violations et à agir de manière dissuasive. Une paix durable en Libye ne pourra être obtenue que par la justice et la responsabilité.
Excellences, Monsieur le Président,
Tous ces éléments créent un terrain fertile pour l’agitation sociale dans tout le pays et confirment une fois de plus que le statu quo est tout simplement insoutenable.
Ces derniers jours, les Libyens sont sortis en force dans tout le pays, notamment à Tripoli, pour exprimer leur colère face au manque de services de base, aux coupures d’eau et d’électricité généralisées et à la corruption rampante. J’ai personnellement fait part aux autorités libyennes des préoccupations des Nations unies face aux informations faisant état d’un recours excessif à la force contre des manifestants pacifiques et j’ai réitéré nos appels au respect des droits de réunion pacifique et de la liberté d’expression. Ceux qui ont été détenus arbitrairement par des groupes armés doivent être libérés. La recrudescence du recours aux discours de haine et à l’incitation à la violence – parfois provoquée par des médias étrangers et des armées électroniques – semble destinée à diviser davantage les Libyens, à accroître la polarisation et à déchirer le tissu social du pays au détriment d’une solution libyenne.
Le 29 août, la situation s’est transformée en une crise politique ouverte lorsque le Conseil de la présidence a suspendu le ministre de l’intérieur Bashagha et a accéléré un remaniement gouvernemental, exposant les tensions sous-jacentes qui avaient refait surface au sein du camp occidental, alors que la menace posée par l’offensive du général Haftar s’est atténuée. Le moment est venu de se donner la main alors que des efforts sont entrepris pour parvenir à un règlement qui viserait à préserver la souveraineté et l’intégrité du pays ainsi qu’à remédier aux carences économiques de longue date et à la nécessité de mettre en œuvre un DDR durable et des réformes du secteur de la sécurité.
Monsieur le Président, Excellences,
Les tendances inquiétantes que je viens de décrire devraient toutes nous obliger à faire pression pour une désescalade immédiate et un retour au processus politique avant que la fragile fenêtre d’opportunité créée par l’arrêt informel des hostilités ne se dissipe au détriment des Libyens avant tout, mais aussi au détriment de la paix et de la sécurité internationales. Des lueurs d’espoir sont apparues en Libye, que la MINUL, avec le soutien du Comité international de suivi sur la Libye créé à Berlin, s’efforce de nourrir et d’utiliser comme un point d’ancrage pour ses propres efforts. Le rajeunissement de l’activité politique à l’Ouest et à l’Est a permis l’émergence d’un groupe d’intérêt qui plaide pour le changement, pour une solution libyenne, pour restaurer la souveraineté du pays et se désolidariser des luttes régionales et internationales plus larges.
Le 21 août, le président du Conseil de la présidence Sarraj et le président de la Chambre des représentants Saleh ont publié des déclarations simultanées, mais distinctes, appelant à un cessez-le-feu immédiat, à la levée du blocus pétrolier et à un retour au processus politique, sous les auspices des Nations unies. Ces déclarations ont reçu un soutien massif de la part des Libyens de toutes les affiliations politiques et des partenaires internationaux. Je reste optimiste quant au fait que, grâce aux nombreux points de convergence entre les deux déclarations, nous pourrions avoir une chance d’avancer en ce qui concerne les discussions politiques et sécuritaires intra-libyennes tout en continuant à nous engager avec d’autres forces politiques et militaires clés à travers le pays.
Depuis le dernier briefing, j’ai effectué un certain nombre de missions pour renforcer le soutien aux efforts des Nations unies en Libye, y compris des visites au Royaume-Uni, en Algérie, au Maroc et en Égypte. Plus tôt dans la journée, j’ai rencontré le président tunisien Saied pour remercier spécifiquement le gouvernement tunisien pour son soutien sans faille aux opérations des Nations unies en Libye. Avec tous mes interlocuteurs régionaux et internationaux, j’ai obtenu des engagements pour aider l’UNSMIL dans sa tâche de rassembler les parties libyennes et de travailler au maintien du calme sur le terrain. Les voisins de la Libye sont directement menacés par l’instabilité continue et l’afflux d’armes et de mercenaires. J’ai également rencontré directement le Premier ministre Sarraj, le président de la Chambre des représentants, M. Saleh, et le président du Conseil supérieur de l’État, M. Mishri, ainsi qu’un certain nombre de leurs représentants et d’autres personnalités. Je tiens à remercier le gouvernement suisse pour avoir superbement facilité nos rencontres avec les Libyens en ces temps difficiles. À tous les niveaux, la Mission s’engage avec les parties prenantes libyennes pour conseiller le calme et construire les ponts qui faciliteront le processus politique.
À Ghat, le 18 août, le taux de participation relativement élevé enregistré lors des élections municipales, malgré les contraintes liées à COVID-19, a démontré la détermination des Libyens à exercer leur droit d’élire leurs représentants. Il n’est donc pas surprenant que des fauteurs de troubles cherchent à saboter d’autres exercices de ce type, comme cela s’est produit à Traghen le 25 août, lorsqu’un groupe armé affilié à la LAAF a forcé la suspension du vote. Ces pousses vertes de la démocratie doivent être protégées. Je salue les efforts inlassables de la Commission centrale des élections municipales qui poursuit les préparatifs des élections dans un nouveau groupe de municipalités, à commencer par Misrata demain.
Sur le plan militaire, l’UNSMIL a poursuivi les discussions avec les délégations des deux parties sous les auspices de la Commission militaire mixte 5+5 et a dépassé les zones de convergence identifiées précédemment pour s’adapter à la nouvelle dynamique sur le terrain. À partir d’aujourd’hui, et depuis le 8 juillet, nous avons organisé trois cycles de discussions virtuelles avec la délégation de la GNA et deux avec la délégation de la LAAF pour tenter de demander une désescalade immédiate. J’ai encouragé les deux parties à envisager la création progressive d’une zone démilitarisée à partir de Syrte, soutenue par un ensemble complet de mesures de confiance. Cette proposition comprendrait également un petit mécanisme conjoint international-Libyen de surveillance du cessez-le-feu. Bien que les divergences de vues et la méfiance entre les deux parties restent importantes, je vous invite à encourager les parties à s’abstenir d’insister sur des positions irréalistes et maximalistes et à participer de bonne foi, dans l’intérêt de leur pays.
S’attaquer aux moteurs économiques du conflit est au cœur de tout espoir de règlement durable. Afin de créer la confiance nécessaire à une discussion franche et ouverte sur l’allocation transparente des ressources, l’UNSMIL a longtemps insisté pour qu’un audit international des deux branches de la Banque centrale de Libye soit effectué, comme l’a demandé le Premier ministre Serraj dans une lettre adressée au Secrétaire général en juillet 2018. Je suis heureux d’annoncer que, grâce à votre soutien, l’audit international d’examen financier a été lancé le 1er août et progresse rapidement. Ce processus fera progresser les efforts visant à unifier les deux branches de la Banque centrale de Libye, à renforcer la responsabilité et à créer la transparence nécessaire pour éclairer les discussions sur la gestion équitable des recettes.
Monsieur le Président, Excellences,
Je vous rappelle qu’il y a 16 mois, nous étions à l’aube d’une conférence nationale libyenne de grande envergure qui aurait établi le cadre permettant de remplacer les structures politiques divisées actuelles par une structure qui aurait reflété plus clairement les aspirations légitimes de tous les Libyens. Cet effort a été contrarié par ceux qui croyaient à tort pouvoir atteindre leurs objectifs en recourant à la force. Après 14 mois de morts et de destructions inutiles, ils n’ont pas réussi. L’utilisation du pétrole comme arme de guerre n’a fait qu’exacerber la misère du peuple libyen et propulsé le pays vers l’effondrement économique et social. Il est donc clair que la seule voie de sortie passe par le dialogue et le compromis menant à un règlement politique global et aboutissant à des élections nationales.
Je vous remercie.